Avec Europa exótica (2020-21), Nathalie Perret présente un ensemble d’objets en faïence blanche et noire dont la typologie s’apparente aux natures mortes, aux vanités (crânes, ossements, urnes funéraires), et aux collections de curiosités (fleurs, fruits, coquillages). On est d’abord frappé par la finesse et la précision du travail : les rainures des coquillages, les volumes et le grain de la peau des fruits ronds, les aspérités des mâchoires. Ensuite, par sa sobriété : pas d’émail, pas d’engobe, la terre est brute, de couleur ébène ou écrue. Les objets noirs (Vasija mandíbula, Vasija Caracolas, Vasija Gran Caracola) sont patinés avec de l’encre de Chine. Les objets pâles sont pour certains curieusement griffonnés, et notre regard est vite accroché par ces fins traits serrés qui parcourent les courbes des coquillages, les cavités des crânes, les bords des vases (Caracolas, hueso con chicle, Europa exótica, Urna funeraría con chicle). On reconnaît les mouvements énergiques de va-et-vient que l’on fait avec les doigts pour couvrir une surface avec une pointe fine. Ces lignes irrégulières ont été produites à l’aide de Bic, ces stylos à bille peu coûteux qui peuplent les têtes de gondole des supermarchés en période de rentrée scolaire.
Tantôt avec des taches clairsemées, tantôt presque entièrement, comme un coloriage auquel il manquerait quelques touches pour être terminé. Certaines pièces sont couvertes de cette encre, qui travestit la couleur neutre et sobre de la terre d’une robe vive et irisée (Cantaros caracolas).
Pour parvenir à cela l’artiste extrait les tubes de plastique qui se trouvent dans l’étui transparent du stylo et souffle dedans ; elle réalise ce travail minutieux de façon répétitive et recueille petit à petit le liquide. C’est ainsi qu’elle obtient cette riche teinte bleu nuit poudreux diapré d’un reflet aubergine, presque brun

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Vanités fêlées

Nathalie Perret travaille la faïence comme du papier.
A partir de ce simple procédé, elle produit des déplacements critiques, facétieux, poétiques. D’abord en choisissant de s’appliquer obstinément à recueillir l’encre, elle déplace sa fonction depuis l’écriture vers le dessin et la peinture et révèle sa qualité esthétique. La coloration si spécifique du bleu Bic, le reflet métallique que nous apercevons lorsque nous écrivons, est déployé, exalté par les reliefs ronds des urnes, des fleurs et des coquillages. L’artiste déplie et aplatit les boucles qui forment les mots, pour tirer des lignes abstraites. Loin de la discipline scolaire de la dictée, ces stries épanouies figurent un hommage au gribouillage. Elles ne sont plus alignées sur le plat de la feuille par un geste lié à l’apprentissage, mais parsemées sur les arrondis des objets par pur plaisir graphique, ratures obstinées qui évoquent certains dessins minimalistes.

La démarche consiste aussi à infiltrer les objets de manière performative. En appliquant au stylo un procédé d’extraction manuel et même buccal, Nathalie Perret détraque en effet le mode de production industriel de la couleur (qui est brevetée). Ce sont ainsi ses propres fluides corporels qu’elle insuffle au liquide standardisé. Elle joue sur la valeur et l’élégance, les perturbe, en infiltrant la matière minérale de corps étrangers. Cette empreinte organique se traduit aussi
avec la présence des quelques chewing-gums roses qui traînent discrètement le long d’un fémur, sur le rebord d’une vasque ou d’une coquille. La mastication, la salive, les déchets évoqués par les petites formes roses et molles rabaissent la faïence et sa délicatesse. En outre avec les Conchas, l’artiste joue aussi sur le double sens du mot espagnol : la conque, mollusque à grande coquille bivalve, et la chatte au sens de vulve dans le langage familier, parfois utilisé comme une
insulte. La présence éparse et irrévérente de pièces d’argent à l’effigie de la Schtroumpfette – la coquetterie ridicule du personnage, l’incongruité de la peau bleue – est un ultime pied de nez à la noblesse ou à la préciosité que l’on voudrait prêter à ces objets.

Un autre motif formel traverse Europa exótica, c’est celui de la fêlure, qui prolonge et creuse la rature jusqu’à créer une ouverture. Nathalie Perret a en effet décidé de conserver les traces des accidents qui arrivent pendant la cuisson, lorsque la terre se casse ou s’ébrèche. Ces événements se manifestent parfois comme de minces fissures (Cantaros caracolas), parfois comme des brisures plus marquées (Europa exótica) ; parfois enfin des pans entiers se sont détachés (Vasija craneo y chicle). C’est également de son propre geste de façonnage que l’artiste laisse apparaître la faillibilité. Failure.